Modernité et génocide culturel
Tout au long de ces années que j’ai habitées au Canada, j’ai eu cette question dans ma tête: Quel est l’impact de la modernité en tant que moment philosophique et culturel européen – allochtone – sur la réalité des autochtones du Canada, et en particulier la relation entre ce paradigme culturel avec la réification que l’autochtone souffre à cette époque et la création des écoles résidentielles comme un exemple paradigmatique du génocide culturel. C’est un sujet que je trouve difficile à résumer, car il me semble être d’une certaine profondeur et je le trouve assez intéressant pour conduire à une étude plus longue et plus complexe. J’essaie ici de décrire l’idée que j’ai en tête, de la résumer et de la partager avec vous pour connaître votre opinion à ce sujet.
L’évolution des relations entre autochtones et non-autochtones au Canada, et aussi dans le reste du continent, se développe depuis la fin du Bas Moyen Âge, couvrant ainsi l’ensemble de la Renaissance et plus tard la Modernité. Tout au long de ces cinq siècles, du XVIe siècle jusqu’à nos jours, il y a eu, du point de vue philosophique et culturel, des changements majeurs et des changements de paradigme dans la compréhension de l’être et la relation de l’homme avec celui-ci. Il y a eu également de forts changements, d’un point de vue social, dans les structures du pouvoir. Tous ces changements ont eu un impact direct sur l’image que l’allochtone fait de «l’Indien» et sur la relation qu’il établit avec cette image. Par conséquent, ces changements au sein de la culture allochtone ont inévitablement eu un impact sur la culture autochtone.
Le thème spécifique qui m’intéresse est la vision que l’allochtone a de l’autochtone, à savoir l’image que l’allochtone se fait de l’autochtone au cours de ce qui est communément appelé la modernité dans son stade tardif, ou pour reprendre les termes de Heidegger, à l’ère de la technique, qui comprend notre présent. Durant cette période, comme nous savons, l’histoire écrit par l’Occident a effacé la présence et le devenir des peuples autochtones, qui disparaissent de la carte peu après les premiers contacts avec les puissances européennes:
« Que s’est-il donc passé, entre l’époque lointaine du Régime français (suivi de la conquête anglaise) et la période contemporaine? Cette longue séquence, essentielle à la compréhension des relations d’aujourd’hui entre les Québécois et les autochtones a été caractérisée, dans nos manuels d’histoire, par un phénomène mystérieux : les autochtones avaient disparu du paysage historique ! » (Lepage 2002 : 1).
Ce n’est pas ici le lieu pour développer le changement de paradigme métaphysique qui se produit dans la philosophie occidentale depuis le cogito cartésien jusqu’à nos jours. Un changement qui s’accompagne, comme on le sait, d’une révolution industrielle, d’une montée de la bourgeoisie au pouvoir et d’une société technicisée et mondialisée. Il y a une idée grandissante selon laquelle le monde est là pour être conquis. L’être, du point de vue philosophique, devient présence, il est mesurable, il est comme mis en face de l’homme (vor-Stell-Ung), pour que l’homme le connaisse, le mesure, le conquière, l’exploite. Les terres des indigènes sont utiles pour le marché européen, elles sont des ressources depuis le début avec le commerce des fourrures. Il est donc important de maintenir une structure commerciale expansive. Les traités signés avec les indigènes pendant cette période sont, dans ce sens, le résultat de la rationalité économique de l’allochtone. Le concept de terra nullius[1] impliquerais quelque chose de plus qu’une simple expropriation. Cela signifierait en fait, du point de vue de cette perspective, que cette terre, comme chaque partie de l’univers, est là pour être mesurée, coquetée, commercialisée et exploitée par l’homme blanc occidental.
La modernité place l’homme au centre, mais il s’agit de l’homme blanc et bourgeois. Le reste des êtres humains sont réifiés à partir de ce sujet, qui a pour mission de connaître, de conquérir, de mesurer, d’exploiter, d’étiqueter. C’est à cette période, comme Foucault le souligne, qu’apparaissent les prisons, les asiles, les musées … C’est au XVIIe siècle qu’apparaitront ces asiles régis par cette nouvelle économie du pouvoir, et le conséquent isolement de la folie considérée comme non productive. On trouve donc une indifférence seulement dominée par un procédé et organisée par le « principe de performance »: toute autre chose que la raison bourgeoise occidentale est cataloguée, examinée, affichée, étiquetée. Et là nous trouvons aussi les autochtones, comme ces «autres» à étiqueter, accaparer, examiner, et si nécessaire, éteindre, éliminer.
« Le Canada a ainsi établi des relations coloniales racistes et coercitives, des relations d’exploitation et de domination dont l’interprétation appartient au dominant, qui situe le dominé comme étant l’Autre. Ces relations sont perpétuées par une histoire qui relève de la mythologie et par des institutions juridiques et politiques qui proclament et défendent un véritable colonialisme mythifié. […] En ce sens, c’est l’Histoire en tant que récit dominant qui est ici contesté. » (Green 1995 : 31)
L’homme blanc bourgeois trouve dans l’autochtone une autre manière de penser, d’être, d’exister. C’est une alternative à la pensée dominante, qui est par conséquent rapidement cataloguée comme pathologique, anormale et improductive. Comme cela s’est passé dans les asiles, en punissant la rêverie et la folie dans des espaces totalitaires (ordonnés) avec un sens en soi, présentant une rupture complète avec un espace externe sous un ordre rationaliste des choses. Ils sont, comme le dit Foucault, des institutions qui sont dans une «économie de pouvoir».[2]
Nous arrivons à une période historique qualifiée par certains de “postcoloniale” ou de “néocoloniale”, avec un net changement de situation pour les Amérindiens:
« Quand on parle d'”Autochtones”, c’est parce que des peuples vivaient dans l’actuel territoire du Canada avant que des explorateurs européens arrivaient et que des occidentaux y affirment leur souveraineté. Mais il y a un changement dans la situation des Autochtones du Canada au début du XIXe siècle, suite à la conquête anglaise et suite à la guerre d’indépendance des États-Unis : Les Autochtones auparavant considérés davantage comme des alliés économiques et militaires sont devenus progressivement des sujets de la Couronne britannique puis de l’État canadien. La doctrine de la découverte (Terra Nullius) a été un des moyens utilisés par les Euro-américains pour légitimer la colonisation et l’appropriation du territoire autochtone. »
C’est l’homme blanc occidental qui a le pouvoir d’étiqueter, de classer l’être selon ses propres catégories culturelles. C’est l’homme blanc occidental qui décide qui est Indien et qui ne l’est pas:
« Quelques rappels historiques nous permettent de mesurer tout le paternalisme de la Loi sur les Indiens. Les premières lois relatives à ces populations ont en effet donné un très grand pouvoir au gouvernement de contrôler les Indiens vivant dans les réserves. Les communautés amérindiennes perdent d’abord la capacité politique de définir qui sont leurs membres. On décide pour eux. Ne seront désormais légalement des Indiens que ceux qui sont inscrits dans le grand livre (le registre) du ministère des Affaires indiennes. Le fédéral fixant les règles, définissant qui est Indien et qui ne l’est pas, c’est alors que les catégories « Indiens avec statut » (ou Indiens inscrits) et « Indiens sans statut » (ou non inscrits) prennent toute leur importance. » (Lepage 2002 : 24-25)
Marx reflète parfaitement ce tournant social et culturel de la perspective politique de la montée de la bourgeoisie européenne, accompagnée de son ethnocentrisme et de son désir d’élargir le marché et l’industrie à tout prix :
« La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution. (…) La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie; et, au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le moyen âge. (…) » [3]
De même que pour Zygmunt Bauman, la civilisation moderne n’était pas une condition suffisante pour l’Holocauste, mais c’était sa condition nécessaire. Je pense que nous pourrions appliquer la même logique à l’acculement, l’étiquetage et la réification des autochtones dans les réserves et plus tard dans les Écoles Résidentielles, toujours avec le but déjà reconnu d’un génocide culturel:
« Les écoles résidentielles ont été mises sur pied en 1892, suivant les recommandations du Rapport Davin (1879) qui constatait que l’école de jour ne représentait pas une voie d’assimilation efficace, car les enfants étaient sous l’influence de leur culture durant une partie de la journée. Il devenait alors « indispensable » de tenir les enfants loin de l’influence de leur communauté, dans des pensionnats où ils seraient évangélisés et où on leur inculquerait un nouveau code culturel. Le système d’écoles résidentielles visait, comme d’autres mesures, à éliminer tout sens d’identité autochtone pouvant interférer avec l’identité nationale canadienne. Le Canada menait, à cette époque – certains diront que c’est encore le cas aujourd’hui – une entreprise de construction nationale (ou de « nation building »). Cet épisode de l’histoire autochtone canadienne est souvent considéré comme un élément déclencheur de grandes souffrances collectives. »
Pour la même raison, à cause de cette relation causale, je crois que le conflit entre l’Holocauste comme un problème de civilisation et de culture est répété, dans notre cas, avec le génocide culturel. Toute proportion gardée, je crois que tout au long de l’œuvre de Bauman Modernité et Holocauste, nous pourrions remplacer «holocauste» par «génocide culturel» et le travail maintiendrait pleinement sa cohérence logique. Les mêmes processus d’autoguérison qui ont eu lieu dans la même civilisation occidentale pour surmonter et assimiler la tragédie de l’holocauste, incapable d’assimiler ses propres fruits, se sont produits et se produisent actuellement au Canada pour assimiler sa propre tragédie, essayant encore et encore de réparer avec des outils de la même civilisation qui en est la cause.[4] Nous avons un exemple paradigmatique dans les nouvelles de ces derniers jours avec le double visage du gouvernement canadien. On voit d’une part la volonté de réparer les dommages causés aux populations autochtones (s’excuser, préparer des rapports comme celui de la Commission de Vérité et Réconciliation du Canada sur les écoles résidentielles) et d’autre part l’incapacité, encore une fois, de mettre les droits des autochtones sur des intérêts industriels, tels que l’oléoduc Trans Mountain de la compagnie Kinder Morgan.[5]
Cette incapacité est mise en évidence par Bauman dans la sociologie elle-même, qui enfermée dans ses catégories de modernité, devient incapable de changer la question «que pouvons-nous dire, sociologues, de l’Holocauste?» à la vrai «Qu’est-ce que l’Holocauste dit à propos de nous, les sociologues et nos méthodes? ” [6]
On propose que nous considérions le génocide culturel comme un test rare, mais significatif et fiable, des possibilités cachées de la société moderne.
Je crois donc, en conclusion, que la problématique de la réalité autochtone contemporaine est étroitement liée à notre propre culture -allochtone- et à nos propres actions. De l’invisibilité morale qui nous est accordée par la rationalité bureaucratique de la modernité, nous sommes tous des participants à l’aise dans le génocide culturel que notre propre culture tente de mener, de manière intrinsèque, sur les communautés autochtones.
[1] Expression latine qui désigne des terres inoccupées, essentiellement stériles et inhabitées. Selon les normes du droit international en vigueur à l’époque du contact, la découverte de terres ainsi inoccupées conférait à la nation qui les avait découvertes une souveraineté immédiate sur celles-ci ainsi que des droits et des titres de propriété absolus. Avec le temps, toutefois, les avocats et les philosophes européens commencèrent à englober dans la notion de Terra Nullius les terres qui n’étaient pas en la possession de peuples «civilisés» ou dont on ne faisait pas un usage «civilisé» au sens où les Européens l’entendaient.
[2] Cela conduit à l’apparition de prisons et d’asiles qui commencent avec Louis XIV en 1612. Seulement en France en 1768, il y avait quatre-vingts conteneurs de mendiants qui accueillaient les aliénés dans des sections spéciales. Au Canada, en tant que dates représentatives, le terme «réserve» a été institué pour la première fois en 1876, lors de la promulgation de la Loi sur les Indiens, et les Écoles Résidentielles apparaissent en 1892.
[3] « Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. (…) De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident. »
- Marx. Le manifeste du Parti communiste. I. Bourgeois et prolétaires.
[4] « Dans cette ère de globalisation et de modernité avancée, le discours néo-libéral sur le multiculturalisme et l’accommodation des différences donne en effet l’impression de reconnaître et de célébrer les différences. Mais les différences culturelles qui sont reconnues sont souvent superficielles : ce sont celles qui sont présentables et acceptables selon les codes moraux de la société dominante, celles qui offrent la simulation de la différence, mais sans déranger et sans causer d’anxiété. En d’autres termes, des différences qui ne remettent pas en question l’ordre social et moral dominant ni les principes ontologiques et épistémologiques dominants. L’expression de la différence est dès lors inhibée et contrôlée à l’intérieur de balises prédéfinies. Parfois la rhétorique de la reconnaissance de la différence et du droit à la différence est en cela quelque peu trompeuse (Povinelli 2002). Sous couvert d’une ouverture à l’Autre, elle tend à réduire l’altérité à son expression la plus simple ou du moins la moins compromettante pour les institutions en place. Dans cette rhétorique politique de la « culture », celle-ci est abordée comme une « chose » plutôt que comme processus historique » (Poirier 2004 :10-11).
[5] http://www.journaldemontreal.com/2018/04/18/un-oleoduc-en-carton-pour-justin-trudeau-a-londres
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