Le genre littéraire de la satire Ménippée
Version PDF intégrale. Revue de Philosophie Phares, Université Laval.
Le genre prend son nom du philosophe Ménippe de Gadara (IIIe siècle av. JC), bien que le terme lui-même qui qualifie le genre ait été présenté par Varron (Ier siècle av. JC), qui appelait ses satires Saturae Menippeae. Mais le genre est né bien avant: son premier représentant était peut-être Antisthène, un élève de Socrate et l’un des auteurs des dialogues socratiques. Les Satires Ménippées ont également été écrites par Héraclide du Pont ou Héraclide le Pontique (Ἡρακλείδης ὁ Ποντικός), contemporain d’Aristote, qui, selon Cicéron, fut le créateur d’un genre lié au ménippée, le logistoricus, une combinaison de dialogue socratique avec des histoires fantastiques. Nous avons déjà un représentant incontesté des Satires Ménippées en le cynique scythe Bion de Borysthène (du IIIe siècle av. JC). Puis on arrive à Ménippe, qui a donné au genre une forme plus définitive, et après Varron, dont de nombreux fragments de ses satires ont survécu.
Un exemple de satire ménippée classique est l’Apocolocyntosis – Ἀποκολοκύνθωσις ou citrouillification, transformation en citrouille – de Sénèque. Le Satyricon de Pétrone est aussi un exemple de Satire Ménippée apporté aux limites d’un roman[1] (cette œuvre, comme c’est bien connu, a été adaptée au cinéma contemporain avec le film culte portant le même titre du réalisateur italien Fellini). La vision d’ensemble du genre est bien sûr développée dans le travail de Lucien de Samosate, né vers 120 et mort après 180. Elle est parvenue jusqu’à nous intacte, bien que ne représentant pas toutes les variétés du genre. Les Métamorphoses, également connues sous le titre L’Âne d’or (Asinus aureus) d’Apulée, au IIe siècle et contemporaine de Lucien, sont pour Bakhtin un autre exemple de véritable satire ménippée[2].
La Satire Ménippée a exercé une grande influence sur la littérature chrétienne ancienne et sur la littérature byzantine. Ce sont des œuvres courtes, souvent destinées à ridiculiser les revendications de la sagesse, et aussi humoristiques, mais avec un point sérieux et éducatif, où les problèmes les plus graves sont traités avec légèreté d’esprit.[3] Sa contribution à la modernité est aussi indiscutable.[4]
Les auteurs ménippées affrontent un monde de dangers divers qui menacent d’engloutir les humains impliqués : les fragments de Varron dépeignent les valeurs républicaines rompues. Les dialogues de Lucien caractérisent les délires humains perpétuellement destructeurs nourris en partie par les faux dieux que nous avons faits nous-mêmes. Dans l’Apocolocyntosis de Sénèque, un monde impérial corrompu attaque le ciel lui-même, quand Claudius cherche la déification. La satire de Pétrone représente souvent une Rome qui satisfait trop fidèlement les craintes de Varron[5].
C’est dans ce scénario que va émerger le genre ménippée, comme un miroir de ce grand théâtre qu’est devenu le monde, et comme une alternative aux genres littéraires précédents de style grave, dogmatique et hostile[6]. Il faut un nouveau genre littéraire qui échappe au dogmatisme et qui soit capable de représenter cette diversité de dogmes, en les remettant en cause. De la même façon que Philosophie se plaint de sa robe déchirée au début de la Consolatio[7], Lucien, représentant incontesté du genre ménippée, revendique lui-même «l’éclectisme comme sa méthode» et «il se défend d’avoir jamais attaqué la philosophie elle-même, mais seulement ses serviteurs serviles»[8].
Cette variabilité des croyances et du dogmatisme du monde précédant celui de Boèce, était également traitée par le bisaïeul de son beau-père, le sénateur païen Quintus Aurelius Memmius Symmachus, «dans une sorte de prolongement excentrique de la critique de Xenophane selon laquelle chacun projette sa propre condition dans sa représentation des choses, y compris celle des dieux [9]: Ce que tous adorent, il est juste de le concevoir comme une seule et même réalité (…) Il ne peut se faire qu’on parvienne à un si grand mystère par un chemin unique (Uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum)» . Bien que Boèce soit né plus de trois siècles après l’apogée de la satire ménippée, son contexte historique, même si très différent, avait en commun la même situation d’instabilité et de désunion[10]. Boèce était en plus, comme on le sait, un témoin direct de l’évolution historique convulsive de son temps, activement engagé dans la haute politique, en tant que maître des offices (magister officiorum), ce qui aujourd’hui équivaudrait à un Ministre de l’Intérieur. Il a, par conséquent, une perspective privilégiée de ce théâtre du monde, magistralement dépeint dans ses premiers trois livres de la Consolatio, surtout dans le deuxième sur la fortune.
Depuis cette vision historique, on peut mieux comprendre la théorie de Bakhtin, qui traite la satire ménippée comme partie intégrante du « carnival sense of the world », où le « carnival is the past millennia’s way of sensing the world as one great communal performance » et c’est « opposed to that one-sided and gloomy official seriousness which is dogmatic and hostile to evolution and change ». La Satire Ménippée émerge donc dans un univers précaire de valeurs nationales, culturelles, religieuses, politiques ou intellectuelles brisées ou fragiles, dans une période de changement et instabilité où l’on trouve, selon Bakhtin, « a devaluation of all external positions that a person might hold in life, their transformation into roles played out on the stageboards of the theater of the world in accordance with the wishes of blind fate (…). This led to the destruction of the epic and tragic wholeness of a man and his fate ». Donc, comme nous venons de le voir brièvement, même si Boèce vit plus de trois siècles plus tard que Lucien, il vit aussi dans ce genre de circonstances sociales de changement, d’instabilité et de désunion, où la satire ménippée, comme expression du sens du carnaval du monde, prend place.
TABLE DES MATIERES
I. Le genre littéraire de la satire ménippée
II. De Consolatio Philosophiae dans la tradition ménippée
III. Relation de la Consolation de Philosophie et le ‘royaume sérieux-risible’ décrit par Bakhtin:
- Le Dialogue Socratique
- La Satire Ménippée
IV. Quelques interprétations du problème
- Marenbon vs. Relihan
- Autres interprétations
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[1] ‘Boethius was familiar with the Satyricon as with the De nuptiis: indeed one brief fragment of the Satyricon survives uniquely because Boethius cites it, at the close of his commentary on Porphyry’s Isagoge.’
‘The majestic Consolatio reveals more than one glint of the irreverent Satyricon’ – Verse with Prose from Petronius to Dante. Peter Dronke. P. 30 et 25.
[2] ‘In the opinion of J.W. Duff (Roman Satire, Berkeley 1936, p.104) there is too little verse in Apuleius’ Golden Ass for it to be considered an example of Menippean satire.’ – Martianus Capella and the Seven Liberal Arts. By Wiliam Harris Stahl. Columbia University Press, New York and London 1971
[3] Boethius. John Marenbon. Great Medieval Thinkers. Oxford University Press, 2003.
[4] Voir Ménippean Satire Reconsidered, où Howard D. Weinbrot étudie en profondeur l’héritage du genre de nos jours. Aussi dans l’Antiquité Critique et Modernité, Narbonne étudie cet impact sur la Modernité dans la figure ménippée de Lucien: Ses écrits à teneur critique représentent en un sens le couronnement d’une longue tradition de pensée rebelle à l’univocité et dont on peut dire que l’œuvre, redécouverte au début de la Renaissance, a marqué à sa manière la modernité. (P.139. chap. IV. Du scepticisme ancien à la tolérance moderne : l’héritage paradigmatique de Lucien.)
À propos de la satire ménippée dans la littérature actuelle, Bakhtin dit: This carnivalized genre, extraordinarily flexible and as changeable as Proteus, capable of penetrating other genres, has had an enormeus and as yet insufficiently appreciated importance for the development of European literatures. Menippean satire became one of the main carriers and channels for the carnival sense of the world in literature, and remains so to the present day.
[5] The empire becomes impotent; sexual escapades are alien to procreation; the Roman gens becomes the upstar Trimalchio who reflects Nero’s degradation. Menippean Satire Reconsidered. From Antiquity to the Eighteenth Century. Howard D. Weinbrot. The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2005. P.5.
[6] Bakhtin. P.107.
[7] I,1, 3-5, p.47 «des mains brutales avaient déchiré ce vêtement et arraché chacune les lambeaux qu’elle avait pu emporter» I,3,7-8, p.55 « Comme ensuite la foule des Épicuriens, des Stoïciens et tous les autres entreprirent d’emporter son héritage, chacun pour son parti, et que malgré ma résistance et mes protestations, ils m’emmenaient comme leur part de butin, ils déchirent le vêtement que j’avais tissé de mes propres mains, en arrachèrent des lambeaux et s’en allèrent en croyant que je leur étais revenue tout entière.»
Boèce. La Consolation de Philosophie, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 2008. – Cette Philosophie, dont les écoles concurrentes essaient de s’approprier le manteau, c’est la philosophie au sens où on entend le terme dans l’Antiquité, c’est-à-dire non un corps de doctrine, mais une règle de vie. –P.35 Introduction de Tilliette.
[8] P.158-165 Antiquité Critique et Modernité. Narbonne commente dans ces pages que le relativisme est un leitmotiv du discours lucianesque. Et en général, à notre avis, et en ligne avec la description qu’on va voir de Bakhtin de la Satire Ménippée, on peut étendre le concept à l’ensemble du genre : il s’agit de mettre en critique tout ce qui est dogmatique pour arriver à une «contemplation du monde sur la plus large échelle possible», selon Bakhtin dans sa cinquième caractéristique du genre.
[9] Ibid. Dans la page 164 apparaît cette citation de Symmaque (342-402), qui appartient à une des lettres adressées à l’empereur Valentinien II en 384.
[10] L’empire d’Occident a définitivement fait place aux royaumes barbares. La date symbolique de 476, qui voit l’Hercule Odoadre déposer le fantomatique Romulus Augustule, dernier empereur de Rome, pourrait bien être l’année de naissance de notre auteur. (…) En 493 l’Ostrogoth Théodoric, d’abord poussé par les empereurs byzantins, a éliminé Odoacre et il règne sur Ravenne, la nouvelle capitale de l’Italie. Boèce. La Consolation de Philosophie. Lettres gothiques. Le Livre de Poche. Paris, 2008. (P. 10 et 15) – Intro. De Jean-Yves Tilliette.
Boèce terminera finalement par être victime de cette tension dans les relations difficiles entre l’Orient et l’Occident, Constantinople et Rome.
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