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La question du territoire dans l’ensemble du processus des revendications autochtones

 

par Luis Paz.

RÉSUMÉ: La question du territoire est liée à l’ensemble du processus des revendications autochtones, puisque la colonisation reposait principalement sur l’occupation et l’exploitation des terres dans lesquelles vivaient les autochtones. Cependant, le concept même de territoire était, et est aujourd’hui, très différent pour l’un et pour l’autre, et représente parfaitement le choc culturel entre la puissance colonisatrice allochtone et certaines caractéristiques fondamentales communes aux peuples autochtones d’Amérique. En fait, comme nous le verrons, ces revendications territoriales ne peuvent être faites aujourd’hui qu’au sein du cadre conceptuel allochtone, qui ignore complètement la notion de territoire que les autochtones ont eux-mêmes. Sur la base des quelques lectures citées au bas de la page, nous pourrions illustrer cette différence dans trois aspects génériques: le cartographique ou géographique (ou on trouve le conflit de la valeur symbolique et d’identité), l’ontologique ou conceptuel, et le relationnel, en se référant à l’utilisation ou aux pratiques qui y sont développées par l’être humain dans le territoire. Aussi, à la suite de ces différences, nous observerons l’affirmation identitaire des peuples autochtones, qui, comme nous le verrons, dépend de l’appartenance au territoire, devenant un conflit actuel au niveau culturelle et légal. Nous terminerons ce bref commentaire par la répercussion que le conflit culturel a dans la portée internationale et dans le défi qu’il engendre en ce qui concerne l’anthropologie contemporaine.

 

L’identité de l’autochtone vient définie par l’appartenance géographique à leurs territoires à travers les liens généalogiques, la langue, les liens culturels, etc. comme l’a montré Silvie Vincent [1]  avec la nomenclature que se donnent les Innus, s’identifiant avec des lieux géographiques, très souvent avec des rivières. Même dans le cas d’un peuple nomade, ils s’identifient à un territoire, comme en témoignent les conflits et les guerres ou défendent ce territoire avec les peuples voisins comme les Micmacs et les Iroquois. Cependant, ces territoires n’ont rien à voir avec le concept que l’on en fait , en le délimitant et en le divisant par des frontières artificielles. Le continent n’a jamais été pour les autochtones Terra nullius, mais a été distribué, selon ce que les Aînés nous ont dit, dans de vastes territoires[2], et avec des limites flexibles qui variaient constamment. Cette différence conduit à la difficulté pour les autochtones d’admettre la vision et la division cartographique du colon occidental[3].

En ce qui concerne la pratique sur le territoire ou la relation que l’homme établit avec ce territoire, comme Silvie Vincent observe chez les Mamit Imnat, les Aînés voient sur le territoire une possibilité de prise de connaissance et un développement potentiel de la sagesse.  L’occupation du territoire est mentale (kanauenimen), et également la façon de le contrôler (tipenitam) [4]. S. Poirier observe aussi que les Atikamekw ne se considèrent pas «propriétaires» d’un territoire, mais plutôt «curateurs». En bref, l’homme est un gardien de l’environnement naturel, en obtenant de lui juste le nécessaire pour vivre, à travers un lien qui le constitue comme parti de cet environnement naturel auquel il appartient[5]. Perdre le territoire, c’est perdre «une bonne partie des fondements de son identité» [6]. En fait, risquer de ne plus fréquenter son territoire, c´était autrefois risquer d’être assimilé au monde des Blancs[7]. S. Vincent développe une enquête dont le résultat montre que, même chez les jeunes, visiter la terre de leurs ancêtres et la connaître leur donne la conscience et la fierté de l’identité[8], qui se reflète également dans la culture populaire[9]. Le lien identitaire avec le territoire est donc indéniable. [10]

La revendication autochtone, dans le domaine juridique, se réalise, inévitablement, dans l’ordre bureaucratique établi par les occidentaux[11]. Comme le dit S. Vincent, les documents officiels Innus, bien que pas nécessairement rédigés par les Innues, défendent l’idée d’une Nitassiman (l’ensemble du territoire des Innus) attaché à son identité Innue[12]. L’important ici est de souligner que, bien que le  Nitassiman soit lié à la source d’identité, il est utilisé pour faire valoir la source des Droits et des Libertés Innues sur ce territoire. Autrement dit, pour réclamer ce qu’ils comprennent comme territoire, ils doivent revendiquer le territoire tel qu’il est compris par l’Occident, comme la propriété, comme un objet, comme un domaine de ressources pour être exploité[13]. Le conflit du territoire est ainsi réduit par la puissance allochtone dominante à une question de droit sur ce territoire[14]. Mais comme nous l’avons vu, le territoire et l’identité sont indissociables pour les Innus eux-mêmes, tel qu’ils l’expriment. Sylvie Poirier, dans sa recherche auprès de deux groupes, les Atikamekw (Haut St Maurice, Québec) et les Kukatia (désert occidental australien), décrit ce conflit entre leurs relations aux territoires et leur difficile conciliation avec les représentations et pratiques occidentales à l´égard du territoire. Elle décrit aussi comment les références identitaires s´appuient sur des affiliations locales, territoriales ou communautaires.[15]

 

Morales, investi en tant que chef indien dans les appels rituels andins pour défendre la Terre Mère Pachamama, en Janvier 2015. Evo Morales propose en 2008 à l’ONU de célébrer la journée de la Terre-Mère, qui sera finalement fixée au 22 avril. Puis, le 22 avril 2010, à Cochabamba, il est dit que Terre-Mère est un être vivant ayant des droits inhérents.

La différence ontologique par rapport à la conceptualisation du territoire est essentielle à la compréhension du conflit. Le colon occidental vient d’un moment philosophique et culturel spécifique, qui répond au paradigme de la modernité, avec une rationalité occidentale qui tend à dénigrer toute autre forme de savoir et d’objectivité culturels. En ce qui concerne le territoire, il s’agit «d’une simple surface à occuper et à exploiter»[16]. Cela répond à la conception moderne de l’être en tant qu’objet avec l’homme blanc bourgeois comme connaisseur et exploiteur[17]. C’est la division sujet-objet que Poirier décrit comme nature-culture[18]. Cependant, pour les autochtones, le territoire est un «espace vivant» qui implique «un engagement et une responsabilité envers la forêt» et «un chemin pour parvenir à la maturité et à l’autonomie» [19]. Il n’y a donc pas chez eux de telle division ontologique, puisque l’homme fait partie de la nature et a un rôle affectif en tant que «soignant» et «vigilant», dans une relation d’apprentissage et de soins mutuels, parce que l´on parle d´une Nature avec intentionnalité, vivante et avec sa propre subjectivité[20].

Enfin, mentionner le défi que pose ce conflit culturel à l’anthropologie, qui doit être capable de « penser en dehors » de la pensée occidentale, et savoir vaincre l’universalité de cette division absolue nature-culture, pour pouvoir explorer et théoriser les principes ontologiques qui guident les relations des indigènes avec les territoires[21]: ces travaux sont davantage orientés vers l’engagement des peuples envers les territoires que vers les concepts occidentaux d’occupation et de subsistance. Et ils doivent manifester « un engagement affectif et politique parfaitement clair à l’égard des cultures locales ».[22]

Morin décrit ce même conflit sur la scène internationale, analysant chronologiquement la lutte indigène pour sa représentation à l’ONU, et la revendication ultérieure de la Terre Mère comme étant un être vivant ayant des droits inhérents [23].

Le texte montre l’implication dans cette lutte de pays comme la Bolivie, l’Équateur, la Nouvelle-Zélande ou l’Inde[24], qui défendent le concept de « bien vivre » contre le modèle extractiviste du « vivre mieux » de l’Occident capitaliste. Ceci répond au même conflit précédemment commenté sur la différence ontologique et culturelle par rapport au « territoire », cette fois comprise dans sa totalité planétaire.

 


[1] Silvie Vincent. P. 262 ., « Se dire Innu hier et aujourd’hui: l’identité est-elle territoriale? »: 261-273, in N. Gagné, T. Martin et M. Salaün, Autochtonies: Vues de France et du Québec.

[3] S. Poirier analyse en ce sens la revendication territoriale de la Nation Atikamekw. Son territoire est progressivement envahi par l’exploitation industrielle, d’abord avec les chemins de fer, puis avec l’exploitation forestière. Ensuite, ils doivent faire face à une cartographie allochtone avec la Réserve des Castors, qui impose des limites territoriales qu’ils n’avaient jamais eu auparavant. Le contact allochtone implique donc des changements importants «sociospatiaux».

POIRIER, S., 2000, « Contemporanéités autochtones, territoires et (post)colonialisme : Réflexions sur des exemples canadiens et australiens », Anthropologie et Sociétés, 24 (1)

[4] Mailhot et Vincent, 1980. Cité par S. Vincent. P. 265. Les Aînés disaient que l’apprivoisement des animaux domestiques est une affaire de Blancs, et ils se considèrent eux-mêmes comme des chasseurs et des gardiens des ressources naturelles, contrairement aux «Blancs» qu’ils voient dans une «culture du gaspillage» (Mailhot et Vincent, 1980)

[5] Sylvie Poirier. Anthropologie et Sociétés, vol. 24, P.145 : Dans le cadre d’un entretien que l’auteure a réalisé, un aîné atikamekw affirmait que transmettre un territoire c’est aussi transmettre son onerisiwin : « une manière d’être et de vivre qui implique un engagement et une responsabilité envers la forêt, mais aussi un chemin pour parvenir à la maturité et à l’autonomie » (Poirier 2000 : 145).

[6] S. Vincent. P. 266.

[7] Ibid.

[8] Chez les jeunes, dit l’auteur, le territoire, que parfois ils ne connaissent même pas, est plus une aspiration de «forte valeur symbolique» où ils voient « l´espoir que le territoire les aidera à ne pas devenir des Blancs ». Colin Samson (2004: 182) décrit la relation entre le Canada et les Innus comme «coloniale» et voit dans le lien au territoire un reflet de sa résistance aux processus d’incorporation et d’assimilation allochtone. Ibid.

[9] Ibid. P. 267. Le territoire, pour les chanteurs et les musiciens innus, est également un «moyen privilégié d´expression de son identité». (Audet, 2005: 27)

[10] Ibid. P. 268. L’auteur dit que les Innus du Labrador en 1990 ont vu dans l’exploitation de Voicey’s Bay un danger pour leur culture et leur langue. La mise en péril du territoire, pour les Innus du Labrador comme chez les Mamit Innuat, est une menace à l’identité.

[11] Cela est visible, comme le remarque Poirier, dans le langage des revendications territoriales, avec l’accent mis sur les concepts «d ‘occupation», «d’usage» ou «d’activités de subsistance».

[12] Aussi, dans les textes présentés à la Commission des institutions chargées de la tenue des auditions publiques à l’égard de l’Approche commune,  le «lien avec Nitassinam» est mentionné comme «caractéristique fondamentale de l’identité innue».

[13] S. Vincent. P. 270. L’auteur explique comment les Innus adoptent le langage juridique allochtone Euroquébécois, et demandent la reconnaissance de leurs droits sur ces territoires. Cette transformation est importante et, comme le dit l’auteur, elle affecte la réalité de tous les peuples autochtones, qui affirment leur identité telle que définie par l’Autre.

Sylvie Poirier (P.133) commente également comment les autochtones tentent aujourd’hui de s’approprier « les moyens techniques et politiques qui avaient servi jusque là à leur discrimination (Sablons 1993:4) ».

« Au Canada comme en Australie, lorsque des groupes autochtones sont engagés dans des processus de revendications territoriales (lorsqu´ils doivent articuler ensemble leur expérience, leur savoir et leur historicité), ils sont tenus de le faire dans des idiomes qui sont compatibles avec les discours dominants de l´État »  (Imgold, 1998)

[14] S. Poirier commente comment les groupes autochtones, notamment en Australie, depuis la période coloniale jusqu´à aujourd’hui, tentent d´accommoder leurs pratiques et leurs ordres sociaux et symboliques à ceux de la société dominante. Ce que l’auteure tente de montrer, c’est que les peuples autochtones continuent d’affirmer leur différence, malgré l’incorporation d’objets, de technologies ou de manières de vivre allochtones.

[15] S. Poirier. P. 139

[16] S. Poirier. P. 145.

[17] S. Poirier, P.148 : « Selon les conceptions occidentales, le territoire, dépouillé de toute subjectivité et intentionnalité, n’est considéré que dans sa physicalité, comme simple surface à occuper et utiliser, et dont les humains tirent les moyens matériels de leur subsistance »

[18]  Comme le fait remarquer Poirier, en Occident, les conceptions dominantes du territoire – et de la Nature – « sont héritières d´une pensée moderne, initiée au siècle des Lumières. Celle-ci établit des divisions absolues entre l’humanité et l´animalité, les sujets et les objets, les personnes et les choses, la moralité et la physicalité, la raison et l´instinct (ou la sensibilité) et, par-dessus tout, la culture et la nature (Ingold 1996) ».  Cette idée est également développée dans l’entrevue de la vidéo du cours.

Cette idée est aussi brièvement développée dans le post «Modernité et génocide culturel». En suivant les mêmes lignes argumentatives, il y a deux exemples paradigmatiques dans le texte de Poirier à propos du rôle de la philosophie moderne et sa conception du territoire. D’une part, le philosophe anglais John Locke, philosophe emblématique de l’empirisme anglais et du libéralisme, qui a été commissaire royal au commerce et aux colonies, en participant activement au discours de Terra nullius, par lequel un système européen moderne de la propriété privé et commerciale était supérieur aux sociétés indigènes. D’autre part, Hobbes, philosophe anglais aussi du Siècle des Lumières, qui dévalorise également l’ordre social indigène, décrivant par exemple les ancêtres des Gitskan et des Wet´suwet´en comme des gens « nasty, brutish and short », se gouvernant par leurs seules passions, enclins à la guerre et à l´esclavage, ne connaissant ni l´écriture, ni les chevaux, ni les charrettes (Schulte-Tenkhoff, 1997:152-154; Tully 1995:132)

[19] S. Poirier.

[20] Ibid. Bird-David (1999) parle d’une «épistémologie relationnelle» où toutes les entités (animaux, plantes, rochers, entités animées et inanimées, les lieux …) sont considérées comme des êtres sensibles,  dotés d´intentionnalité, qui participent, avec les humains, au savoir, au déploiement et au devenir du monde.

[21] Ibid. « Les propos de Little Bear (…) soulignent, en outre, l´épineuse question des obstacles ontologiques dans les dialogues interculturels, mais obligent aussi à se demander jusqu´à quel point les constitutions occidentales modernes et leurs systèmes juridiques sont prêts, au-delà d´une simple acceptation des différences, à une reconnaissance pleine et entière de l’altérité? »

Cette question de penser depuis le dehors de la pensée occidentale est développée brièvement dans le post «Le serpent noir», et à la fin du post «Modernité et génocide culturel», avec la question que Bauman pose à la sociologie.

[22] Poirier. (Escobar 1997:553)

[23] Evo Morales propose en 2008 à l’ONU de célébrer la journée de la Terre-Mère, qui sera finalement fixée au 22 avril. Puis, le 22 avril 2010, à Cochabamba, il est dit que Terre-Mère est un être vivant ayant des droits inhérents.

[24] L’Équateur a établi une loi semblable lors de la réforme constitutionnelle du pays en 2008.

“In the space of a week, the world has gained three notable new legal persons: the Whanganui River in New Zealand, and the Ganga and Yamuna Rivers in India.”

Il y a une volonté de «renverser l´ordre économique mondial afin d´en proposer un autre, plus respectueux des ressources naturelles ».

 

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