De Consolatio Philosophiae dans la tradition ménippée
Version PDF intégrale. Revue de Philosophie Phares, Université Laval.
En général, on trouve que la raison fondamentale pour laquelle on affirme que De Consolatione Philosophiae appartient à la satire ménippée, est sa prosimétrie. L’alternance de prose et de poésie est l’une des caractéristiques les plus représentatives du genre ménippée[1]. Elle est également présente dans la Consolatio. Cette œuvre fait partie d’une tradition de ces écrivains qui, selon Diogène Laërce, «philosophent en vers» (9.22)[2]. Ils ont tous écrit en hexamètres, le mètre de l’épopée; et ils fournissent une description complète d’une image du monde. «Il n’y avait pas de genre reconnu de poésie didactique dans l’antiquité[3] ». Parce qu’ils écrivaient des vers hexamétriques (epê), Parménide et Empédocle furent inclus parmi les épopoioi, ou poètes épiques. Cela a créé des problèmes pour les classificateurs théoriques de types de poésie. Dans sa Poétique, Aristote remarque qu’Empédocle n’est pas poète comme Homère, mais plutôt écrivain scientifique sur la nature (phusiologos)[4]. Pour la même raison, il semble donc précipité de cataloguer l’œuvre de Boèce uniquement ou principalement par son mélange de prose et de poésie.
Vu sous l’angle de cette poésie philosophique didactique, la Consolatio est une exception à certains égards. Elle n’est pas écrite en hexamètres (avec l’exception du metrum 9 du livre 3, hymne à la puissance divine ordonnatrice de l’univers, et considéré comme le sommet de la Consolatio) mais comme il est dit ci-dessus, elle est plutôt une alternance de prose et de vers. L’œuvre contient 39 poèmes dans une variété de mètres, qui peuvent être considérés comme des inserts dans une structure en prose (bien que l’élégie d’ouverture soit aussi l’introduction à l’œuvre). Les poèmes sont de différentes longueurs: le plus court a 6 lignes (3 m. 3), le plus long 58 (3 m. 12). Il y a une variété similaire dans la longueur des sections en prose: la plus courte ne prend que 15 lignes dans une édition moderne standard (1.2), la plus longue 187 (4.6)[5]. D’un autre côté, tel que commenté par J. Marenbon[6], la façon dont les poèmes traitent des thèmes des proses et l’agencement des poèmes autour du L.III, M.9 soulignent que la Consolatio n’est pas linéaire et progressive, en partant de prémisses pour arriver à une conclusion. Mais quel est le rôle de la poésie dans l’œuvre avec cette variété de métrique et d’organisation? Thomas F. Curley lui assigne trois rôles : commenter, mettre en perspective et illustrer. Peter Dronke cite aussi Curley en parlant de ce triple rapport, avec une citation qu’il vaut la peine d’inclure ici[7]:
Finally, the effect of the verse sections in the Consolatio is analogous in many ways to that of the similes in the Iliad… [Interjecting] aspects of reality not to be encountered in the stark settings of the main action. In the Iliad the similes afford glimpses of the natural world of plants and animals, and the workaday world of humans at their chores. Likewise in the Consolatio, all of which takes place within Boethius’ prison cell, the verse sections continually present images of natural phenomena, both terrestrial and celestial…
Verse in the Consolatio functions as a “pharmakon”, that is, as a potent substance of mysterious, almost magical, properties, which can either cure or kill.
Gruber, comme on verra dans la quatrième section, voit la Consolatio dans un genre postérieur à la satire ménippée, encore avec un mélange de prose et poésie mais avec certaines différences[8]. Dans ce nouveau style, la prose joue un rôle d’introduction à la poésie, qui vient donner l’emphase à ce qui a été dit dans la prose, avec un changement délibéré de ton[9]. La force dramatique des poèmes de la Consolatio[10] a eu certainement beaucoup d’influence pour les retranscrire en musique. Dronke note comment des poèmes de Boèce ont été chantés au Moyen Âge[11]: tous ses poèmes apparaissent dans le premier manuscrit musical du monastère de San Marcial de Limoges, à la fin du IXe siècle. Parmi eux, il se trouve une excitante invocation au ‘stelliferi conditor orbis’, qui remet en cause l’action de Dieu sur l’humanité. Peter Dronke, dans son plus récent ‘Verse with Prose from Petronius to Dante‘, mentionne que plusieurs récitals de musique complète, d’environ 5 heures, ont été réalisés en chantant des poèmes de la Consolatio[12].
Souvent Boèce a été considéré comme le dernier écrivain et penseur de l’antiquité latine et le premier de la période médiévale[13]. Les influences des antécédents grecs et romains sur la Consolatio sont nombreuses et variées[14]. La langue de Boèce est celle de ses prédécesseurs dans la poésie romaine : on y trouve des échos de Virgile, Horace, Sénèque, Prudentius et plus pertinemment, des élégies d’Ovide depuis son exil[15].
On a vu dans la section précédente l’évolution chronologique du genre ménippée. Un Boèce érudit et connaisseur de la culture classique, seulement séparé par trois siècles de l’époque de Lucien, le grand représentant du genre, ou de Martianus Capella, un autre classique ménippée. Il semble évident qu’il était au courant de ces œuvres. Le Satyricon de Pétrone, par exemple, est mentionné dans son Isagoge, comme déjà indiqué dans la section précédente. Sa connaissance de ces œuvres est indubitable, cependant les opinions concernant les influences sont variées. Et il n’y a pas d’accord non plus entre les influences des différents auteurs, surtout quand ils sont contemporains. Nous verrons par exemple que l’influence la plus évidente de Martianus est aussi à débattre si nous considérons les études de Danuta Shanzer[16].
Très souvent, l’influence de Martianus sur Boèce se présente comme un élément clé pour faire valoir l’appartenance de la Consolatio à la satire ménippée. Comme nous le verrons, Martianus et son De nuptiis Philologiae et Mercurii est cité à plusieurs reprises par Marenbon, Relihan ou Dronke, pour justifier le contenu ménippée de la Consolatio. Cependant, pas tous les critiques littéraires ne pensent pas de la même façon, et il est également fréquent de constater l’opinion contraire, c’est-à-dire que cette influence de Martianus n’existait pas[17].
TABLE DES MATIERES
I. Le genre littéraire de la satire ménippée
II. De Consolatio Philosophiae dans la tradition ménippée
III. Relation de la Consolation de Philosophie et le ‘royaume sérieux-risible’ décrit par Bakhtin:
- Le Dialogue Socratique
- La Satire Ménippée
IV. Quelques interprétations du problème
- Marenbon vs. Relihan
- Autres interprétations
[1] La signification de la racine du nom du genre lui-même nous amène à comprendre l’une de ses caractéristiques : le mélange de tons et de styles. Celui-ci est en effet une dérivation du latin satura, qui signifie «mélange, pot-pourri», mais qui qualifie aussi des histoires de satyres. Ce mélange est la douzième caractéristique sur la liste de Bakhtin, comme on le verra plus tard : Extensive use of other inserted genres, like letters, prose, or poetry.
[2] Our philosopher [Parmenide] too commits his doctrines to verse just as did Hesiod, Xenophanes and Empedocles.
- 431. IX-22. Diogenes Laertius. Lives of eminent philosophers: with an English translation by R.D. Hicks. London: William Heinemann. New York: G. P. Putnam’s sons. 1925.
[3] P.15. The Poetry of Boethius. Gerard O’Daly. The University of North Carolina Press. Chape Hill and London. 1991
[4] [Les gens] les appelant poètes non parce qu’ils imitent, mais d’un commun accord parce qu’ils ont recours au mètre. En effet, pour peu que quelqu’un expose un sujet de médecine ou d’histoire naturelle à l’aide de mètres, les gens ont coutume de l’appeler ainsi; rien de commun pourtant entre Homère et Empédocle si ce n’est le mètre : aussi est-il juste d’appeler poète le premier, et le second naturaliste plutôt que poète. P.86 1447b17. Poétique. Aristote. Collection dirigée par Michel Simonin. Le Livre de Poche Classique. Librairie Générale Française, 1990.
[5] À propos de la distribution des poèmes et proses le long de l’œuvre, voir Kommentar zu Boethius de Consolatio Philosophiae de Joachim Gruber, où est appréciée la surprenante distribution symétrique des poèmes en fonction de leur longueur.
[6] Boethius. John Marenbon. Great Medieval Thinkers. Oxford University Press, 2003. P.160
[7] Peter Dronke. Verse with Prose from Petronius to Dante. The Art and the Scope of the Mixed Form. Harvard University Press. Cambridge, Massachusetts. London, England. 1994. P.42.
[8] Voir section IV-B de la présente étude, ‘Autres Interprétations’
[9] The poem gives added emphasis to the theme, and provides a poetic signature or sphragis characteristic of the author. – Gerard O’Daly. The Poetry of Boethius, p. 18
[10] La subjectivité affecte aussi bien sûr cette perspective sur les poésies : Fumaroli les considère comme médiocres, emphatiques et redondants. – P30. Introduction de Jean-Yves Tilliette.
[11] La Lírica en la Edad Media. Peter Dronke. Seix Barral. Barcelona, 1978. P31 et 32.
[12] P. 76
[13] Writers as different as the fifteenth-century humanist Lorenzo Valla and the historian of Rome’s decline and fall, Edward Gibbon, have voiced the view that he rightly belongs to the classical tradition, and yet that it is not merely his later influence and authority that makes him a ‘founder of the Middle Ages’. -The Poetry of Boethius. Gerard O’Daly. The University of North Carolina Press. Chape Hill and London. 1991. P.15
[14] Indeed, perhaps more than in his writings on the liberal arts and on logic, the Consolation reveals a Boethius whose imaginative and intellectual worlds are firmly rooted in Latin literature from Cicero to Seneca. Ibid.
[15] Peter Dronke. Verse with Prose From Petronius to Dante. P.31
[16] Voir section IV, partie ‘Autres Interprétations’.
[17] Although Boethius is naturally associated with Martianus for having influenced medieval allegory and chantefable, there is little prospect of finding definite traces of Martianus’ influence upon Boethius. James Willis, as pointed out earlier, thinks that Boethius may have glanced at the layout of Martianus’ book. We would not expect to find traces of Martianus’ influence upon Boethius in the quadrivium books. Boethius was translating or digesting Greek technical manuals, and his level of competence was distinctly higher than Martianus’; Martianus’ direct sources were very likely all Latin. P.57 Wiliam Harris Stahl. Martianus Capella and the Seven Liberal Arts. London 1971
Ibid. P. 58. Parker rejects the suggestion that Boethius imitated Martianus’ setting and prose-verse medley when he composed the De consolation philosophiae; rather Parker feels that both writers imitated Varro’s Menippean Satires. Parker also feels that Boethius would have been ‘’disgusted’’ by the style and matter of Martianus’ book.
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